Le problème de la prophétie chrétienne

cardinal Ratzinger

Le texte qui suit est tiré d’une interview en 1999 du cardinal Ratzinger devenu Pape de 2005 à 2013 sous le nom de Benoît XVI  et ici interviewé  par Niels Christian Hvidt ( ce dernier s’occupe du concept de prophétie chrétienne :  sa thèse de doctorat en théologie a pour titre « Prophecy and Revelation ». Cette thèse n’a pas encore été publiée, mais elle a été présentée à la faculté de Théologie de l’Université de Copenhague en janvier 1997 et a reçu la médaille d’or de cette même Université. Un résumé de ce travail est paru dans Studia Theologica. Journal of Scandinavian Theology  (1998), pp. 147-161 sous le titre Prophecy and Revelation. A Theological Survey on the Problem of Christian Prophecy.

Quand on prononce le mot « prophétie », la majeure partie des théologiens pense aux prophètes de l’Ancien Testament, à Jean Baptiste ou à la dimension prophétique du Magistère. Le thème des prophètes est rarement abordé dans l’Église. Et pourtant, l’histoire de l’Église est constellée de figures prophétiques, qui ne seront canonisées que plus tard, et qui durant leur vie ont transmis la Parole, non comme leur parole, mais comme la Parole de Dieu.

On n’a jamais mené de réflexion systématique sur ce qui constitue la spécificité des prophètes, sur ce qui les distingue des représentants de l’Église institutionnelle et sur la façon dont la parole révélée par eux se rapporte à la Parole révélée dans le Christ et transmise par les apôtres. Et effectivement, aucune véritable théologie de la prophétie chrétienne n’a jamais été développée et de fait, les études sur ce problème sont extrêmement rares.(«On ne s’est pourtant jamais occupé d’une théologie orthodoxe concernant les prophètes, théologie qui consisterait à se demander s’il y a vraiment aussi des prophètes dans l’Église post-apostolique, comment se reconnaît leur esprit et comment il se distingue, quelle est la fonction qui leur est attribuée dans l’Église, quelles sont leurs relations avec la hiérarchie ecclésiastique ou quelle signification assume leur mission pour l’histoire de l’Église, dans sa vie intérieure et extérieure» (K. Rahner, Visionen und Prophezeiungen, Freiburg, pp. 21-22) )

 

 

Dans son activité théologique, le cardinal Joseph Ratzinger s’est occupé très tôt et de façon approfondie du concept de Révélation. Sa thèse de doctorat sur La Théologie de l’histoire de Saint Bonaventure a été ressentie à l’époque où elle a parue comme tellement novatrice qu’elle a été dans un premier temps rejetée. C’est que la Révélation était alors encore conçue comme un recueil de propositions divines et comme un ensemble de connaissances rationnelles. Or Ratzinger s’est aperçu au cours de ses recherches que, chez Bonaventure, la Révélation se réfère à l’action de Dieu dans l’histoire, histoire dans laquelle la vérité se révèle de façon progressive. La Révélation est une croissance permanente de l’Église dans la plénitude du Logos.

Pour que son travail fût accepté, Joseph Ratzinger dût réduire et revoir notablement son texte. Depuis lors, il défend une conception dynamique de la Révélation : selon lui, « la Parole » (Christ) est toujours plus grande que toute autre parole et aucune autre parole ne pourra jamais l’exprimer pleinement. Ou mieux, les paroles participent de la plénitude inépuisable de la Parole; c’est grâce à celle-ci qu’elles s’ouvrent et donc croissent dans la rencontre avec chaque génération».

On ne peut arriver à une définition théologique de la prophétie chrétienne que dans le cadre d’une telle conception dynamique de Révélation. En 1993 déjà, le cardinal Ratzinger déclarait qu’il était «urgent de  mener une recherche approfondie pour établir ce que signifie être prophète». Nous avons donc demandé à rencontrer le cardinal Ratzinger pour parler avec lui du problème de la prophétie chrétienne.

1) Dans l’histoire de la Révélation telle qu’elle apparaît dans l’Ancien Testament, c’est essentiellement la parole du prophète qui ouvre de façon critique le chemin de l’histoire d’Israël et qui l’accompagne sur tout son parcours. Que pensez vous de la prophétie dans la vie de l’Église ?

RATZINGER: Arrêtons-nous avant tout un moment sur la prophétie dans l’Ancien Testament. Pour éviter tout malentendu, il sera utile d’établir avec précision ce qu’est vraiment le prophète.

Le prophète n’est pas un devin. La caractéristique essentielle du prophète n’est pas de prédire les événements futurs ; le prophète est celui qui dit la vérité en vertu de son contact avec Dieu ; la vérité pour aujourd’hui qui, naturellement, éclaire aussi l’avenir. Il ne s’agit pas de prédire l’avenir dans tous ses détails, mais de rendre présente, en ce moment, la vérité de Dieu et d’indiquer le chemin à prendre. En ce qui concerne Israël, la parole du prophète a une fonction particulière, en ce sens que la foi est entendue essentiellement comme espérance en Celui qui viendra. Car une parole de foi réalise toujours la foi, dans sa structure d’espérance surtout, elle soutient l’espoir et le fait vivre. 

Il est également important de souligner que le prophète n’est pas celui qui parle de l’apocalypse, contrairement à ce qu’il peut sembler, il ne décrit pas essentiellement les réalités ultimes, mais il aide à comprendre et à vivre la foi comme espérance.

Même si le prophète doit proclamer dans le temps la Parole de Dieu et la présenter comme si c’était une épée tranchante, il n’est pas nécessairement, pour autant, celui qui critique le culte et les institutions. Contre le malentendu et l’abus de la Parole et de l’institution, il a le devoir de montrer la prétention vitale de Dieu ; il serait cependant erroné de voir dans l’Ancien Testament une dialectique purement antagoniste entre les prophètes et la Loi. Étant donné qu’ils viennent, les uns comme l’autre, de Dieu, prophètes et Loi ont une même fonction prophétique. C’est là pour moi un point extrêmement important parce qu’il nous conduit au Nouveau Testament.

À la fin du Deutéronome, Moïse est présenté comme un prophète et il se présente lui-même comme tel. Il annonce à Israël: «Dieu t’enverra un prophète comme moi». Que signifie «un prophète comme moi»? Toujours selon le Deutéronome — et je considère qu’il s’agit là du point décisif — la particularité de Moïse consiste en ce qu’il parle avec Dieu comme avec un ami. Je verrais volontiers le cœur ou la racine de l’élément prophétique dans ce face à face avec Dieu, dans ce fait de converser avec Lui comme avec un ami. Ce n’est qu’en vertu de cette rencontre directe avec Dieu que le prophète peut parler dans le temps. 

2) Comment le concept de prophétie se rapporte-t-il au Christ? Peut-on dire que le Christ est un prophète?

RATZINGER: Les Pères de l’Église ont conçu la prophétie du Deutéronome mentionnée précédemment comme une promesse du Christ, conception que je partage. Moïse dit: «Un prophète comme moi». Il a transmis à Israël la Parole et il a fait de celui-ci un peuple ; par son face à face avec Dieu, il a accompli sa mission prophétique, il a conduit les hommes à leur rencontre avec Dieu. Tous les autres prophètes sont au service de cette prophétie et doivent toujours et de nouveau délivrer la Loi de sa rigidité et la transformer en un chemin de vie. 

Le vrai Moïse, le Moïse le plus grand, c’est donc justement le Christ, lequel vit face à face avec Dieu, parce qu’il en est le Fils. On entrevoit dans ce rapport entre le Deutéronome et l’avènement de Jésus Christ un point dont l’importance est extrême pour comprendre l’unité des deux Testaments. Le Christ est le Moïse vrai et définitif qui vit réellement face à face avec Dieu en tant que Fils. Il ne nous conduit plus simplement à Dieu à travers la Parole et les préceptes, mais il nous emmène avec lui, par sa vie et sa passion, et, par l’incarnation, il fait de nous le Corps du Christ. Cela signifie que la prophétie est radicalement présente aussi dans le Nouveau Testament. Si le Christ est le prophète définitif parce qu’il est le Fils, grâce à la communion avec le Fils, la dimension christologico-prophétique entre aussi dans le Nouveau Testament.

3) Comment, selon vous, tout cela apparaît-il concrètement dans le Nouveau Testament? La mort du dernier apôtre ne constitue-t-elle pas une limite définitive au-delà de laquelle la possibilité de toute prétention prophétique se trouve absolument exclue?

RATZINGER: Oui, la thèse selon laquelle l’accomplissement de la Révélation a marqué la fin de toute prophétie existe effectivement. Mais il me semble qu’il y a dans cette thèse un double malentendu. D’abord, il s’y cache l’idée que le prophète, qui est essentiellement associé à la dimension de l’espérance, n’a plus de rôle à jouer, parce que, précisément, le Christ est désormais là et que la présence est venue remplacer l’espérance. Il s’agit là d’une erreur, car le Christ s’est fait chair, après quoi il est ressuscité dans l’Esprit Saint. Cette nouvelle présence du Christ dans l’histoire, dans le sacrement, dans la Parole, dans la vie de l’Église, dans le cœur de chaque homme, est l’expression et le début de l’avènement définitif du Christ «qui remplit toute chose». 

Cela signifie que le christianisme va toujours vers le Seigneur qui vient, dans un mouvement intérieur. Mouvement qui se produit aujourd’hui encore, mais de façon différente car le Christ est déjà présent. Le christianisme porte, en effet, toujours en lui une structure d’espérance. L’eucharistie a toujours été conçue comme une marche vers le Seigneur qui vient. Aussi, représente-telle l’Église entière. L’idée que le christianisme est une présence déjà totalement complète et qu’il ne porte pas en lui de structure d’espérance est la première erreur qu’il faut rejeter. Le Nouveau Testament a en lui une structure d’espérance, différente certes, mais qui reste cependant toujours une structure d’espérance radicale. Dans le nouveau peuple de Dieu, il est donc essentiel pour la foi de se faire serviteur de l’espérance.

Le second malentendu consiste en une compréhension intellectualiste et réductrice de la Révélation. Celle-ci est considérée comme un trésor de connaissances transmises, absolument complètes, auxquelles on ne peut rien ajouter. Or l’événement authentique de la Révélation, c’est que nous sommes introduits dans le face à face avec Dieu. La Révélation, c’est essentiellement Dieu qui se donne à nous, qui construit avec nous l’histoire, qui nous réunit et nous rassemble tous. C’est l’événement d’une rencontre, lequel possède aussi, en soi une dimension de communication et une structure cognitive. Dimension qui a des implications dans l’ordre de la connaissance de la vérité de la Révélation.

Cela, compris en son juste sens, signifie que la Révélation a atteint son but avec le Christ, parce que — selon la belle expression de saint Jean de la Croix — quand Dieu a parlé personnellement, il n’y a plus rien à ajouter. On ne peut rien dire de plus que le Logos. Celui-ci est au milieu de nous de façon complète et Dieu ne peut nous donner ni nous dire quelque chose de plus grand que Lui-même. Mais, précisément, cette totalité du don de Soi de Dieu — à savoir que Lui, le Logos, est présent dans la chair — signifie aussi que nous devons continuer à pénétrer ce Mystère.

Et cela se relie à la structure de l’espérance. La venue du Christ est le début d’une connaissance toujours plus profonde et d’une découverte progressive de ce qui est donné dans le Logos. De cette façon, c’est un nouveau moyen d’introduire l’homme dans la vérité tout entière qui s’offre, comme le dit Jésus dans l’Évangile de Jean, lorsqu’il parle de la descente de l’Esprit Saint. Je considère que la christologie pneumatique du discours par lequel Jésus prend congé est très importante pour notre sujet: le Christ explique en effet que sa venue dans la chair n’est qu’un premier pas.

Plus tard, le collège des prophètes disparut en tant qu’institution. Et ce n’est pas un hasard, car l’Ancien Testament nous montre que la fonction du prophète ne peut être institutionnalisée. La critique des prophètes n’est pas seulement dirigée contre les prêtres, elle l’est aussi contre les prophètes institutionnalisés. C’est ce que l’on voit de façon très claire dans le livre du prophète Amos, dans lequel ce dernier parle contre les prophètes du règne d’Israël. Les prophètes parlent souvent contre les prophètes comme institution. C’est que l’espace prophétique est éminemment celui dans lequel Dieu se réserve d’intervenir en personne, à chaque fois et de nouveau, et de prendre l’initiative. Un tel espace ne peut donc prendre la forme d’un nouveau collège institutionnalisé. Il me semble qu’il devrait avoir une double forme, comme du reste cela a été le cas durant toute l’histoire de l’Église.

Pour ce qui est de la première forme, la prétention à la prophétie devrait être toujours reconnue dans le collège apostolique, de même que les apôtres étaient aussi, à leur façon, des prophètes. De sorte que, dans l’Église, on ne valorise pas seulement le présent, mais que l’Esprit Saint conserve lui aussi toujours une possibilité d’action. Action que l’on peut observer dans l’histoire de l’Église, à travers de grandes figures comme celles de Grégoire le Grand et d’Augustin. Nous pourrions citer le nom d’autres grands personnages qui ont assumé des charges à l’intérieur de l’Église et qui ont aussi été des figures prophétiques. On peut ainsi voir que les figures institutionnelles laissent elles-mêmes la porte ouverte à l’Esprit Saint. Ce n’est qu’ainsi qu’elles ont pu accomplir leur charge de façon prophétique, comme le dit très bien la Didachè

La seconde forme prévoit que Dieu se réserve le droit d’intervenir directement, par les charismes, dans l’Église pour la réveiller, l’avertir, la promouvoir et la sanctifier. Je crois que cette histoire prophético-charismatique traverse le temps de l’Église. Elle est toujours présente, surtout dans les moments les plus critiques, les moments de transition. Pensons, par exemple, à la naissance du monachisme, à sa première manifestation que constitue la retraite de saint Antoine dans le désert. Ce sont les moines qui ont sauvé la christologie de l’arianisme et du nestorianisme.

Basile est lui aussi l’une de ces figures, lui qui fut un grand évêque et en même temps un vrai prophète. Il n’est pas difficile non plus d’apercevoir, par la suite, dans le mouvement des ordres mendiants, une origine charismatique. Ni Dominique ni François n’ont fait de prophéties portant sur l’avenir, mais ils ont compris qu’était arrivé pour l’Église le temps de se libérer du système féodal, de redonner de la valeur à l’universalité et à la pauvreté de l’Évangile, comme d’ailleurs à la vita apostolica. Ils ont, ce faisant, rendu l’Église à sa véritable nature, celle d’une Église animée par l’Esprit Saint et conduite par le Christ en personne. Ils ont marqué un nouveau début et ont ainsi conduit à la réforme de la hiérarchie ecclésiastique. On peut citer encore comme exemples Catherine de Sienne ou Brigitte de Suède, deux grandes figures de femmes. Il est, je pense, très important de souligner comment, dans un moment particulièrement difficile pour l’Église, tel que l’a été celui de la crise d’Avignon et du schisme qui s’en est suivi, des femmes se sont levées pour souligner la prétention du Christ qui vit et souffre dans son Église.

5) Quand on examine l’histoire de l’Église, il apparaît clairement que la majeure partie des prophètes mystiques sont des femmes. C’est un fait très intéressant qui pourrait entrer en ligne de compte dans la discussion sur le sacerdoce des femmes. Qu’en pensez-vous? 

RATZINGER: Il existe une ancienne tradition patristique qui qualifie Marie non de prêtresse mais de prophétesse. Dans cette tradition, le titre de prophétesse est, par excellence, le titre de Marie. C’est en Marie que se définit ce qu’est précisément la prophétie, à savoir cette capacité intime d’écouter, de percevoir, de sentir, qui permet de ressentir la consolation de l’Esprit Saint, en l’accueillant en soi, en le fécondant, et en l’offrant, fertile, au monde. On pourrait dire, en un certain sens, sans vouloir être catégorique, que la ligne mariale représente précisément dans l’Église la dimension prophétique. Marie a toujours été vue par les Pères de l’Église comme l’archétype du prophète chrétien, et c’est d’elle que part la ligne prophétique qui entre ensuite dans l’histoire de l’Église.

Les sœurs des grands saints appartiennent aussi à cette ligne. Saint Ambroise doit beaucoup à sa sainte sœur pour le chemin spirituel qu’il a parcouru. La même chose vaut pour Basile et Grégoire de Nysse, comme du reste pour saint Benoît. Ensuite, à la fin du Moyen Âge, nous rencontrons de grandes figures féminines parmi lesquelles il faut mentionner Françoise Romaine. Au XVIe siècle, Thérèse d’Avila a joué un rôle très important dans la spiritualité de Jean de la Croix, comme, de façon plus vaste, pour le développement général de la foi et de la dévotion. La ligne prophétique féminine a eu une grande importance dans l’histoire de l’Église. Importance que les exemples de Catherine de Sienne et de Brigitte de Suède peuvent nous aider à comprendre. Toutes les deux ont parlé à une Église dans laquelle existait le collège apostolique et où les sacrements étaient distribués. L’essentiel existait donc encore, même si cette existence était menacée par le développement des luttes internes. Elles ont réveillé l’Église et ont remis en valeur en elle le charisme de l’unité, l’humilité et le courage évangéliques ainsi que l’évangélisation.

6) Vous avez dit que le caractère définitif de la Révélation dans le Christ — ce qui ne veut pas dire qu’elle constitue une conclusion, — n’est pas le caractère définitif des propositions. Cette affirmation présente un grand intérêt pour le thème de la prophétie chrétienne. Mais il est permis de se demander dans quelle mesure les prophètes, dans l’histoire de l’Église et dans celle même de la théologie, peuvent dire quelque chose de radicalement nouveau. Il semble prouvé que la majeure partie des derniers grands dogmes est à mettre plus ou moins directement en relation avec les révélations de grands saints prophètes, comme par exemple les révélations de Catherine Labouré et le dogme de l’Immaculée Conception. C’est un thème assez peu exploré dans les livres de théologie.

RATZINGER: Oui, ce thème demanderait à être traité en profondeur. Il me semble que von Balthasar a mis en évidence que derrière chaque grand théologien, il y a toujours, d’abord, un prophète. Augustin est impensable sans la rencontre avec le monachisme, spécialement avec saint Antoine. La même chose vaut pour Athanase. Thomas d’Aquin ne serait pas concevable sans Dominique, sans le charisme de l’évangélisation qui lui était propre. On remarque, à la lecture de ses écrits, combien ce thème a été important pour lui. Thème qui a joué un rôle de premier ordre lorsque, dans sa dispute avec le clergé séculier et avec l’Université de Paris, il fut appelé à réfléchir sur les motivations de sa règle de vie. Et il a déclaré que la vraie règle de son Ordre se trouve dans les Écritures Sacrées et qu’elle est constituée par le quatrième chapitre des Actes des Apôtres («ils n’avaient qu’un cœur et qu’une âme») et par le dixième chapitre de l’Évangile de Matthieu (annoncer l’Évangile sans prétendre à rien pour soi. Telle est, pour Thomas, la règle de toutes les règles. Chaque forme monastique ne peut être que la réalisation de ce modèle originaire, qui a naturellement un caractère apostolique, mais que la figure prophétique de Dominique lui a fait redécouvrir sous un jour nouveau. 

À partir de ce premier modèle, Thomas développe sa théologie comme évangélisation, c’est-à-dire comme le fait de circuler dans le monde avec et pour l’Évangile, en partant de la réalité bien enracinée de n’avoir qu’un cœur, qu’une âme de la communauté des croyants. On pourrait dire la même chose de Bonaventure et de François d’Assise ; la même chose se produit pour Hans Urs von Balthasar qui est impensable sans Adrienne von Speyr. Je crois qu’il est possible de démontrer comment, pour tous les grands théologiens, une nouvelle élaboration n’est possible que si l’élément prophétique a, au préalable, ouvert un passage. Tant que l’on procède de façon purement rationnelle, rien de nouveau ne peut se produire. On pourra, peut-être, construire des systèmes toujours plus précis, on soulèvera des questions toujours plus subtiles, mais le passage par où peut resurgir la grande théologie ne peut être l’effet du travail rationnel de la théologie, mais celui d’une pression charismatique et prophétique. Et c’est en ce sens, selon moi, que la prophétie et la théologie vont toujours d’un même pas. La théologie, comme science théologique au sens strict, n’est pas prophétique. Et elle ne peut devenir théologie vivante que quand elle est poussée et éclairée par une impulsion prophétique.

7) Dans le Credo, il est dit que l’Esprit Saint a parlé par les prophètes. Les prophètes qui sont mentionnés dans cette prière sont-ils seulement ceux de l’Ancien Testament, ou est-il fait aussi référence à ceux du Nouveau Testament ?

RATZINGER : Pour répondre à cette question, il faudrait étudier à fond l’histoire du Credo de Nicée-Constantinople. Il s’agit ici indubitablement des prophètes de l’Ancien Testament (voir l’usage du passé composé: il a parlé), et la dimension pneumatique de la Révélation est donc mise fortement en évidence. L’Esprit Saint précède le Christ et lui prépare la voie, pour ensuite introduire tous les hommes à la vérité. Il existe plusieurs professions de foi dans lesquelles cette dimension est vivement soulignée. Dans la tradition de l’Église orientale, les prophètes sont considérés comme une économie de préparation de l’Esprit Saint, lequel parle déjà avant le Christ et parle en personne dans les prophètes. Je suis convaincu que l’accent premier est mis sur le fait que c’est l’Esprit Saint qui ouvre la porte pour que le Christ puisse être accueilli ex Spiritu Sancto. Ce qui est advenu en Marie par l’œuvre du Saint Esprit (ex Spiritu Sancto) est un événement préparé longuement et soigneusement. Marie résume en elle toute la prophétie comme économie entière de l’Esprit. Le fait que toute la prophétie vienne ex Spiritu Sancto se concentre en elle dans la conception de Jésus. Selon moi, cela n’exclut pas la perspective ultérieure que le Christ soit toujours de nouveau conçu ex Spiritu Sancto. Saint Luc a mis lui-même en parallèle le récit de l’enfance de Jésus avec le second chapitre des Actes des Apôtres, où il est parlé de la naissance de l’Église. Dans le cercle des Douze apôtres réunis autour de Marie, s’accomplit la conceptio ex Spiritu Sancto qui se réalise de nouveau dans la naissance de l’Église. C’est pourquoi l’on peut dire que, même si le texte du Credo se réfère uniquement aux prophètes de l’Ancien Testament, cela ne signifie pas qu’on puisse déclarer conclue l’économie de l’Esprit Saint. 

8) Jean Baptiste est souvent désigné comme le dernier des prophètes. Comment faut-il, selon vous, comprendre cette affirmation?

RATZINGER : Je pense qu’il y a dans cette affirmation une multiplicité de raisons et de contenus. L’un de ceux-ci est la parole même de Jésus: «Tous les prophètes en effet, ainsi que la Loi, ont mené leurs prophéties jusqu’à Jean» ; après vient le règne de Dieu. Ici, Jésus déclare lui-même que Jean marque un moment de conclusion et qu’après, viendra quelqu’un de plus petit en apparence, mais qui, en réalité, est plus grand dans le règne de Dieu, c’est-à-dire Jésus lui-même. Par ces mots, Jean Baptiste est encore situé dans le cadre de l’Ancien Testament, dans lequel, cependant, il représente la clef pour ouvrir la porte à la Nouvelle Alliance. En ce sens, Jean Baptiste est le dernier des prophètes de l’Ancien Testament. C’est aussi la juste façon de comprendre que Jean est le dernier avant le Christ, celui qui reçoit le flambeau issu de tout le mouvement prophétique et le remet dans les mains du Christ. Il porte à son terme tout ce qui a été fait par les prophètes pour faire naître l’espérance dans le Christ. De cette façon, il conclut l’œuvre des prophètes dans le sens vétéro-testamentaire. Il est important de préciser qu’il ne se présente pas lui-même comme un devin, mais qu’il se contente d’appeler prophétiquement à la conversion et que, de cette façon, il rénove et actualise la promesse messianique de l’Ancienne Alliance. Il dit du Messie: «Au milieu de vous, il est quelqu’un que vous ne connaissez pas». Et même s’il y a dans cette annonce une prédiction, Jean reste fidèle au modèle prophétique : il ne prédit pas l’avenir, mais annonce qu’il est temps de se convertir. L’appel de Jean est l’invitation faite à Israël de rentrer en soi-même et de se convertir pour pouvoir reconnaître, à l’heure du salut, Celui qu’Israël a toujours attendu et qui est maintenant présent. Jean personnifie, en ce sens, le dernier des prophètes du passé et donc l’économie spécifique d’espérance de l’Ancienne Alliance. Ce qui viendra ensuite sera un autre type de prophétie. C’est pourquoi Jean Baptiste peut être appelé le dernier des prophètes de l’Ancienne Alliance. Ce qui ne signifie pas cependant qu’après lui la prophétie soit terminée. Cette idée serait en contradiction avec l’enseignement de saint Paul qui dit dans sa première épître aux Thessaloniciens: «N’éteignez pas l’Esprit, ne dépréciez pas les dons de prophétie».

9) S’il existe, en un sens, une différence entre la prophétie du Nouveau et de l’Ancien Testament, c’est que, précisément, le Christ est entré dans l’histoire. Mais si l’on considère l’essence même de la prophétie, qui est d’introduire dans l’Église la Parole que Dieu a fait entendre, il semble qu’il n’y ait aucune différence.

RATZINGER: Oui, effectivement, il y a une structure de base commune à l’intérieur de la différence, laquelle est déterminée par les façons différentes de se rapporter au Christ selon qu’Il est Celui qui vient, Celui qui est déjà venu ou qui doit encore revenir. La raison pour laquelle sous de nombreux aspects, le temps de l’Église sur le plan structurel est égal à l’Ancien Testament, ou du moins lui est très semblable, tout cela mérite d’être étudié et approfondi davantage. Comme mérite aussi de l’être ce en quoi consiste sa nouveauté.

10) La théologie a souvent tendance à radicaliser les différences entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Attitude qui semble souvent artificielle et plus fondée sur des principes abstraits que sur des faits.

RATZINGER: Radicaliser les différences en refusant de voir l’unité intime de l’histoire de Dieu avec les hommes est une erreur dans laquelle les Pères de l’Église ont su ne pas tomber. Ils ont proposé un schéma tripartite: umbra, imago, veritas dans lequel le Nouveau Testament est l’imago. De cette manière, l’Ancien et le Nouveau Testament ne sont pas opposés entre eux comme l’ombre et la réalité, mais dans la triade ombre, image, réalité, l’attente à l’égard de l’accomplissement définitif reste ouverte, et le temps du Nouveau Testament, le temps de l’Église, est vu comme un étage ultérieur, plus élevé, mais appartenant toujours au chemin de la promesse. C’est là le point qui, selon moi, n’a pas encore été suffisamment pris en considération. Les Pères de l’Église ont souligné avec force le caractère intermédiaire du Nouveau Testament dans lequel les promesses n’ont pas encore toutes été accomplies. Le Christ est bien venu dans la chair, mais l’Église attend encore sa pleine Révélation dans la gloire.

11) C’est peut-être là aussi l’une des raisons qui expliquent que l’on trouve dans la spiritualité de nombreux prophètes une marque eschatologique.

RATZINGER : Je pense — sans céder à aucune forme d’engouement pour l’apocalypse — que cette marque eschatologique fait essentiellement partie de la nature prophétique. Les prophètes sont ceux qui mettent en lumière la dimension d’espérance du christianisme. Ils sont les instruments qui permettent d’accéder à ce qui doit encore arriver et, donc, de dépasser le temps, dans le but de parvenir à ce qui est essentiel et définitif. Ce caractère eschatologique, cette incitation à aller au-delà du temps, fait certainement partie de la spiritualité prophétique.

12) Si nous mettons l’eschatologie prophétique en relation avec l’espérance, le cadre change complètement. Il ne s’agit plus d’un message qui fait peur mais d’un message qui ouvre l’horizon à l’accomplissement, promis à travers le Christ, de toute la création.

RATZINGER : Que la foi chrétienne n’inspire pas la peur, mais la dépasse, c’est un fait fondamental. Ce principe doit constituer la base de notre témoignage et de notre spiritualité. Mais retournons un instant à ce qui a été dit précédemment. Il est extrêmement important de préciser en quel sens le christianisme est l’accomplissement de la promesse et en quel sens il ne l’est pas. Je pense que la crise actuelle de la foi est étroitement liée au fait que cette question n’a pas été suffisamment éclaircie. On se trouve ici devant trois dangers. D’abord, celui de considérer les promesses de l’Ancien Testament et l’attente du salut des hommes d’un point de vue purement immanent, c’est-à-dire d’espérer de nouvelles et meilleurs structures, une efficacité parfaite dans le monde. Ainsi conçu, le christianisme ne peut apparaître que comme un échec. Il est aisé, à partir de cette perspective, de remplacer le christianisme par des idéologies de foi dans le progrès et puis des idéologies d’espérance, qui ne sont rien d’autre que des variantes du marxisme. Ensuite, celui de comprendre le christianisme comme quelque chose d’exclusivement lié à l’au-delà, de purement spirituel et individualiste, quelque chose qui nie, ce faisant, la totalité de la réalité humaine. Le troisième danger, enfin, qui menace tout particulièrement dans les périodes de crise et de changement historique, est de se réfugier dans des divagations apocalyptiques. Contre tous ces dangers, il devient de plus en plus urgent de présenter de façon compréhensible et vivable la véritable structure de promesse et d’accomplissement présente dans la foi chrétienne.

13) On note souvent qu’entre le mysticisme purement contemplatif et apophatique* et le mysticisme prophétique ou mysticisme des paroles, il existe une grande tension. C’est Karl Rahner qui a noté cette tension entre les deux formes de mystiques. Certains prétendent que la mystique contemplative et apophatique est plus élevée, plus pure, plus spirituelle que l’autre. C’est en ce sens que l’on explique certains passages de saint Jean de la Croix. D’autres pensent que la mystique apophatique est, au fond, étrangère au christianisme, parce que la foi chrétienne est essentiellement une religion de la Parole. 

RATZINGER: Oui, je dirais que la mystique authentiquement chrétienne comporte une dimension missionnaire. Elle ne cherche pas seulement à élever l’individu, mais elle lui assigne une tâche en le mettant en contact avec l’Esprit, avec le Christ, avec le Logos. C’est un point sur lequel insiste fortement Thomas d’Aquin. Avant Thomas, on disait : d’abord moine et ensuite mystique, ou d’abord prêtre et ensuite théologien. Propositions que Thomas refuse, parce que la tâche mystique se réalise dans la mission. Et la mission n’est pas le degré le plus bas de l’existence, contrairement à ce que pensait Aristote qui plaçait au plus haut degré la contemplation intellectuelle, laquelle ne connaît donc chez lui aucune mission. Ce n’est pas là une idée chrétienne, dit Thomas, parce que la forme la plus parfaite de la vie est la forme mixte, c’est-à-dire celle qui est mystique et mission au service de l’Évangile. Thérèse d’Avila a exposé cette idée de façon très claire. Elle met en relation la mystique avec la christologie et lui confère ainsi une structure missionnaire. Je ne veux pas exclure par là que le Seigneur puisse inspirer des mystiques chrétiens qui n’ont pas de mission particulière à l’intérieur de l’Église ; mais je voudrais préciser que la christologie, comme base et mesure de toute mystique chrétienne (le Christ et l’Esprit Saint sont inséparables), indique une autre structure. Le face à face de Jésus Christ avec son Père, inclut son être pour les autres, contient en soi l’être pour tous. Si la mystique est essentiellement le fait d’entrer en communion avec le Christ, cet être pour la connote de l’intérieur.

14) De nombreux prophètes chrétiens comme Catherine de Sienne, Brigitte de Suède et Faustina Kowalska font remonter leurs discours prophétiques à des révélations du Christ. Ces révélations sont souvent définies par la théologie comme des révélations privées. Ce concept apparaît cependant comme très réducteur parce que la prophétie existe toujours pour toute l’Église et n’est jamais purement privée.

RATZINGER: En théologie le concept de privé ne signifie pas que la personne impliquée est seule concernée et que toutes les autres ne le sont pas elles aussi. C’est plutôt une expression qui regarde le degré d’importance, comme c’est le cas, par exemple, pour le concept de messe privée. On entend dire par ce terme que les révélations des mystiques chrétiens et des prophètes ne peuvent jamais s’élever au même niveau que la Révélation biblique : elles ne peuvent que mener jusqu’à celle-ci et doivent se mesurer avec elle. Ceci, par ailleurs, ne signifie pas que ce type de révélations ne soit pas important pour l’Église dans sa totalité. Lourdes et Fatima prouvent le contraire. En dernière analyse, ces révélations ne sont rien d’autre qu’un nouvel appel à la Révélation biblique, mais c’est précisément cela qui les rend importantes.

15) L’histoire de l’Église montre que cela comporte nécessairement des blessures de part et d’autre. Comment expliquez-vous cela ? RATZINGER: Il en a toujours été ainsi ; l’impact prophétique ne peut se produire sans une souffrance réciproque. Le prophète est appelé d’une manière spécifique à l’imitation de la souffrance : il se reconnaît au fait qu’il est prêt à souffrir et à partager la croix avec le Christ. Il ne cherche pas à s’imposer lui-même. Son message est vérifié et rendu fertile dans la croix.

16) Il est regrettable de constater que la plus grande partie des prophètes de l’Église ont été rejetés durant leur vie. Il semble quasi inévitable que l’Église adopte une attitude critique ou même une attitude de refus à leur endroit. C’est ce que l’on peut observer pour la majorité des prophétesses et des prophètes chrétiens.

RATZINGER: Oui, c’est vrai. Ignace de Loyola a été en prison, la même chose est arrivée à Jean de la Croix. Brigitte de Suède a manqué d’être condamnée au Concile de Bâle. Du reste, c’est une tradition de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi d’être, dans un premier temps, très prudente quand elle se trouve face à des prétentions mystiques. Cette attitude est, du reste, plus que justifiée, car il existe beaucoup de fausse mystique, beaucoup de cas pathologiques. Il est donc nécessaire de se montrer très critique pour ne pas risquer de tomber dans le sensationnel, l’imaginaire, la superstition. Le mystique se manifeste dans la souffrance, dans l’obéissance et dans la patience dont il est capable. S’il se manifeste ainsi, sa voix dure dans le temps. Quant à l’Église, elle doit veiller à ne pas encourir le reproche d’avoir «tué les prophètes».

17) La dernière question sera peut-être un peu embarrassante. Elle concerne une figure prophétique contemporaine: l’orthodoxe grecque Vassula Ryden*. Cette femme est considérée par beaucoup de croyants, mais aussi par beaucoup de théologiens, de prêtres et d’évêques de l’Église catholique comme une messagère du Christ. Ses messages, qui sont traduits en 34 langues depuis 1991, sont largement diffusés dans le monde. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi s’est prononcée cependant de façon négative sur ce sujet. La Notification de 1995, qui parle à propos de ses écrits de points obscurs à côté d’aspects positifs, a été interprétée par certains commentateurs comme une condamnation. Leur interprétation est-elle juste? 

RATZINGER: Vous abordez là un sujet délicat. Non, la Notification est un avertissement et non une condamnation. D’un point de vue proprement juridique, personne ne peut être condamné sans procès et sans avoir été auparavant entendu. Ce que l’on dit dans cette Notification, c’est que beaucoup de points ne sont pas éclaircis. Il y a des éléments apocalyptiques discutables et des aspects ecclésiologiques peu clairs. Ces écrits contiennent beaucoup de bonnes choses, mais le grain et la bale sont mêlés. C’est pourquoi nous avons invité les fidèles catholiques à observer le tout avec prudence et à le mesurer au mètre de la foi constante de l’Église.

18) Il y a donc encore un procès en cours pour éclaircir la question? RATZINGER: Oui, et durant ce procès de clarification, les fidèles doivent rester prudents et exercer avec vigilance leur esprit de discernement. On constate dans ses écrits une évolution qui ne semble pas encore arrivée à son terme. Nous ne devons pas oublier que le fait de se faire paroles et image du contact intérieur avec Dieu, même dans les cas de mystique authentique, dépend toujours des possibilités de l’âme humaine et de ses limites. La confiance illimitée ne peut être placée que dans la Parole effective de la Révélation, que nous rencontrons dans la foi transmise par l’Église.

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