Sophie de Villeneuve : On sait que l’évangile de Jean est le plus tardif, écrit à la fin du Ier siècle de notre ère, et qu’il est différent des trois autres. Beaucoup le trouvent intimidant, car il comporte de longs développements et de grands discours. Mais d’abord, qui était saint Jean ? Est-ce le disciple bien-aimé dont il est fait mention dans les évangiles ?

G. B. : Les textes des évangiles n’ont pas été signés, on les attribués à tel ou tel au IIe siècle de notre ère. À la fin de l’évangile dit « de Jean », on trouve un personnage extraordinaire appelé « le disciple que Jésus aimait ». L’évangile nous dit que c’est ce disciple qui l’a écrit, et on a identifié ce disciple avec l’apôtre Jean, fils de Zébédée. Ce n’est pas très important. Ce qui l’est, en revanche, c’est de ne pas confondre le « disciple que Jésus aimait » avec le personnage historique de Jean, car le quatrième évangile est un texte profondément symbolique, au sens fort, c’est-à-dire qu’il relie Dieu et l’humanité. C’est un évangile théologique et anthropologique, qui nous parle de Dieu et de l’être humain. C’est un évangile poétique. L’évangile de Jean ne raconte pas la naissance de Jésus. La mère de Jésus apparaît pour la première fois aux noces de Cana. Elle n’est jamais appelée par son nom. « La mère » apparaît au début de l’évangile au cours des noces de Cana, et tout à la fin au pied de la Croix. C’est le seul des quatre évangiles qui la situe, avec Marie-Madeleine et le disciple bien-aimé, au pied de la Croix. L’écrivain l’appelle « la mère », pour insister non pas sur le personnage historique, mais sur sa fonction théologique, poétique et symbolique. De même, peu importe qui était « le disciple bien-aimé », il est notre ancêtre dans la foi. C’est avec lui que nous devons écouter Jésus, être au pied de la Croix, et croire devant les signes de la Résurrection, devant le tombeau vide.

On dit que cet évangile a été écrit dans une communauté, une communauté johannique, qui connaissait les autres évangiles et a voulu s’en différencier. Est-ce vrai ?

G. B. : Les évangiles ont été écrits par vagues successives, et l’on estime que la dernière rédaction de l’évangile de Jean date des années 90 ou 100 de notre ère, les premières remontant aux années 70. En 70 on connaît l’évangile de Marc, et dans les années 80 ceux de Matthieu et de Luc. Il est donc possible que les communautés johanniques les aient connus. Il y a d’ailleurs un fonds commun aux quatre évangiles, qui est le personnage de Jésus et les grands événements de sa vie. En revanche certains épisodes ne figurent que chez Jean : les noces de Cana, la résurrection de Lazare, même si Lazare, Marthe et Marie apparaissent dans d’autres évangiles. L’épisode de la multiplication des pains figure dans les quatre évangiles, mais le grand discours dit « du pain de vie » que Jésus prononce ensuite ne figure que chez Jean.

Qu’est-ce que cet évangile a donc voulu dire de particulier ?

G. B. : Que Jésus de Nazareth était le Verbe de Dieu, la Parole de Dieu, et que si nous voulons connaître Dieu du fond de notre cœur, de notre corps et de notre intelligence, il nous suffit de nous laisser informer par Jésus. C’est ce qui est dit dans le Prologue, au tout début de l’évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu ». Ce Verbe va s’incarner, venir parmi nous, « et les siens ne l’ont pas reçu ». Et tout à la fin du Prologue on nous dit : « Dieu, personne ne l’a jamais vu, mais le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, nous l’a révélé ». Ce dernier verbe, difficile à traduire, veut dire aussi dévoiler, faire connaître, raconter. Jésus de Nazareth est le récit de Dieu.

Les évangiles ont cherché, après de longues années, à raconter ce qu’ils avaient compris de toute cette histoire ?

G. B. : Non seulement ils ont raconté ce qu’ils avaient compris, mais ils ont aussi raconté ce qu’ils n’avaient pas compris, notamment la mort et la résurrection de Jésus. Et nous peut-être encore aujourd’hui n’avons-nous pas totalement compris non plus ce qu’est véritablement la résurrection de Jésus. Mais ce n’est pas pour autant que nous ne pouvons pas en vivre. Même en additionnant toutes les informations rapportées par les quatre évangélistes sur la personne de Jésus, nous n’en aurons jamais fait le tour. Mais Jean, comme les trois autres à leur manière, nous permet d’être des disciples de Jésus. L’évangile de Jean compte deux grandes parties : les douze premiers chapitres rapportent que Jésus fait de nombreuses rencontres. Ce sont des rencontres symboliques : Jésus et Nicodème, ce grand intellectuel du monde juif, Jésus et la Samaritaine, membre d’un peuple dont on se méfie, que l’on considère comme hérétique, une femme qui de plus a eu cinq maris. Le salut concerne tout autant Nicodème que la Samaritaine. Il y a aussi Lazare, l’aveugle-né, le paralysé… Jean dresse de grandes scènes, dépeint de grands mouvements.

Pour dire que le salut est pour tous ?

G. B. : Tout à fait. D’autre part, l’autre originalité de l’Évangile de Jean, c’est, du chapitre 13 au chapitre 19, le récit des derniers jours de Jésus, où le temps est comme suspendu. Et le dernier repas de Jésus n’est pas le repas eucharistique des autres évangiles, c’est un repas testamentaire, au cours duquel revient comme un refrain « Aimez-vous les uns les autres comme moi je vous ai aimés. » Dans le chapitre 17, nous sommes parmi les disciples et nous entendons Jésus parler avec son Père. Et c’est raconté de manière très simple, car le grec de Jean n’est pas très recherché, et pourtant c’est un texte difficile, qui fait des retours en arrière, qui prend de la hauteur…

On y parle beaucoup d’amour ? Peut-on dire que c’est l’évangile de l’amour ?

G. B. : On peut le dire, à condition de bien comprendre ce qu’est l’amour. Jean ne parle pas du tout de l’eros, mais de la philia et de l’agapè, qui sont l’amour d’amitié et le don de soi pour que les autres vivent. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie », et cela Jésus non seulement le dit, mais il le fait.

Et puis Jean relate le lavement de pieds, qu’on ne trouve pas dans les autres évangiles.

G. B. : Le lavement des pieds est un geste symbolique, un geste prophétique, à la fin duquel Jésus demande aux apôtres : « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? » Commence alors un des derniers grands discours, où il leur dit : « Lavez-vous les pieds les uns des autres », c’est-à-dire : « Aimez-vous les uns les autres ». Aimez-vous par les gestes du service.

Peut-on dire que l’évangile de Jean parachève les trois autres ?

G. B. : Non ! Il n’y a pas d’achèvement. Nous avons quatre récits évangéliques, et chacun a sa puissance. Celui de Jean apporte un éclairage original, il insiste sur le fait qu’en contemplant Jésus-Christ, nous avons accès à Dieu. « Qui me voit voit le Père », dit-il à Philippe. Nous qui n’avons jamais vu Jésus, ce sont les signes écrits par le disciple qui désormais nous le donnent à voir.